Soeurs humaines


Hommage à

Marie Schaller-Grolimund (1923 – 2021)


Chères et chers, cher Monsieur le Curé, permettez-moi de dire ici quelques mots à propos de notre mère, grand-mère, arrière-grand-mère, belle-mère, parente par alliance et amie, Marie Schaller, dite la Muetti ou la Mouettre.

C'est Fernand Montavon - et je l'en remercie - mon père, hospitalisé comme vous le savez pour une opération du genou, qui va bien et vous salue, qui m'a communiqué cette biographie de la Muetti que je vous adresse et à quoi j'ajouterai souvenirs et réflexions.


Marie est née le 12 mai 1923 à la ferme Lochhaus, sise sur la commune de la Scheulte, aux confins des cantons de Berne, Soleure et Jura. Cadette ou deuxième d’une fratrie de 7 enfants, elle est la fille de Lina et Auguste Grolimund.

Son enfance est marquée par de nombreux déménagements d'une ferme à l'autre. C'est ainsi que du Lochhaus à 800m d'altitude ses parents vont s'établir à 947 mètres, à la ferme Untere Muolte ou Mai de Dessous, toujours à La Scheulte, puis partent à la ferme du Lieu, située en aval de Vermes dans la côte où coule le ruisseau du Tiergarten (entre, en bas, la ferme du même nom et en haut la ferme de Mon Désir, sur Rebeuvelier), et c'est donc du Lieu, ferme dont il ne reste peut-être qu'une fontaine et un lieu-dit (remarquons que la carte de 1930 indiquait 636 mètres), c'est du Lieu que Marie a commencé à aller à l'école, à Vermes, en français, avant que, trois ans après, sa famille ne retourne à la Mai de Dessous, d'où elle fréquente alors l'école de La Scheulte, germanophone, tandis qu'elle fera son caté et sa première communion en français à Mervelier, village auquel elle se rendait à pied ! Trois ans plus tard encore, les Grolimund retournent au Lieu à Vermes, où Marie accomplit en français ses trois dernières années d'école.

En 1939, Marie a 16 ans, les Grolimund remontent à 910 mètres, aux Grands Terras cette fois, à l'envers du Raimeux. Ayant très tôt secondé autant sa mère aux travaux domestiques que son père à ceux de la ferme, à savoir s'occuper du bétail, traire et scier le bois de chauffage, Marie trouve vite de l'embauche dans des fermes du village d'au-dessous, Rebeuvelier, tantôt en cuisine, à l'étable ou aux champs. On appréciera son savoir-faire. Dotée d’une grande force, rien ne lui fait peur, comme le démontre cet épisode qui la voit quitter Rebeuvelier sur une jument qu'elle monte à cru par les chemins forestiers pour la mener à l'étalon à Vicques.

De 1944 à 1945, c’est à la ferme de la Lochmatt, établie au Creux du pré dans le hameau d'Envelier (à 640 mètres), que Marie exercera ses talents de cuisinière. Et c'est là aussi qu'elle rencontre son futur mari, Joseph Schaller, l'un des fils de la maison, qu'elle épouse après la démobilisation en 1946.

Ensemble ils partent alors s'installer plus haut à la ferme des Petits Terras (884m), proche jumelle de celle de ses parents. L'aventure est rude, le travail pénible, aux Petits Terras. Au début il n'y a pas l'électricité ! Le confort restera spartiate. De leur union cependant naissent trois filles et un garçon. D'une grande volonté et d'une très bonne constitution, Marie travaille avec Joseph à l'écurie, aux champs, aux foins. Elle met la main à la pâte, à la pelle, à la fourche, à la faux et au râteau. En plus, elle tient son ménage, Marie nourrit la famille, s’occupe des enfants et de son potager, elle coud, raccommode, coupe les cheveux, lave et habille tout son monde. Elle prépare les repas de midi que les petites emportent avec eux sur le sentier de l'école d’Envelier.

Malgré tout, Marie est de nature gaie, elle jodle, joue de l'harmonica aux moissons, elle adore danser la valse.

En 1963 toutefois, fatigués cette vie de paysans de montagne, faite de labeur et d’isolement, Marie et Joseph quittent les Petits Terras pour Vicques, le village où la Gabiare rejoint la Scheulte et où ils louent une maison. Joseph sera ouvrier à Courrendlin, Marie cultivera un grand jardin et aura le soin des enfants. À la fois discrète et très sociable, elle s'intègre facilement à la vie villageoise et noue des amitiés.

En 1973, quatre ans avant leur retraite, le couple déménage à Courcelon dans la ferme d'un de leurs beaux-fils, Jean-Louis, où il coulent d'heureuses années.

Proche de la nature, Marie aime la campagne, la montagne : elle marche et chasse avec Joseph dans la région, et s'ils partent en vacances quelques jours, c'est encore en montagne, dans les Alpes.

Cinq ans après le décès de son époux en 1995, Marie prend ses quartiers à Courrendlin au Home Clos Brechon où elle se sera beaucoup plu et aura vécu près de 10 ans. Sa santé décline plus nettement et en 2010 elle entre à la Résidence Les Pins à Vicques. Comme au Clos Brechon, elle a pu y apprécier les visites nombreuses de sa famille et de ses amis. Elle a encore eu le bonheur de fêter, au restaurant et entourée de toute sa famille, son 90ème anniversaire.

Ces dernières années, ses forces et son désir de vivre avaient commencé à lui manquer. Atteinte du Covid il y a peu, elle a lutté une semaine et a dû s'avouer vaincue malgré son courage et sa force immense. Elle s’est éteinte le 22 janvier 2021. Sa famille a été son plus grand bonheur. Elle était fière et heureuse d’être la grand-maman de huit petits-fils et de 10 arrières-petits-enfants qu’elle adorait.


Chacun de nous tous réunis aujourd'hui qui avons chéri Marie a ses souvenirs bien sûr... Si en tant que petit-fils je refais maintenant l'itinéraire de la vie de Marie depuis la Scheulte jusqu'à Vicques, cet itinéraire en zigzag entre les cantons, entre les langues (et il est vrai qu'il y a eu 4 en jeu, le français, le patois, le dialecte alémanique et l'allemand), entre les cultures donc, et entre les fermes, entre deux rivières, la Scheulte et la Gabiare, et parmi plein de ruisseaux, de vals, de gorges, de crêts, de petits cols et de monts, cet itinéraire escarpé, mais somme toute modeste dans son aire, parmi les plis du Jura, que Marie a parcouru au fil de sa vie principalement à pied, à cheval, et plus tard seulement en voiture avec la génération suivante, ceci alors qu'un siècle s'écoulait, que des guerres et que des révolutions, politiques et techniques, que des réactions que des âges d'or apparaissaient et s'effondraient, que des ères nouvelles s'entassaient, que des abîmes se creusaient dans le monde et l'espace - en suivant ce chemin de la Muetti je tombe sur une myriade de lieux-dits aux sons merveilleux, familiers et à la fois énigmatiques, qui évoquent en moi des souvenirs de vacances à la ferme, de jours de chasse, de jours de marches, des souvenirs de combes, de forêts, de fermes et de loges sur lesquelles les grands perdent une remarque ou un conte en passant, des souvenirs de soirées à la cuisine autour de roestis, de foie de chevreuil et de doucette, de soirs de moisson, de lisières et de marais, de fontaines et de pommiers, des souvenirs de discussions autour du feu que nous les petits écoutions et d'histoires, d'histoires de campagne où français et schwitzertütsch se mélangent, d'histoires tantôt drôles tantôt cruelles, où se redisent à l'envi les hauts faits, les méfaits ou les mésaventures des gens et des créatures du coin : tristes, magiques ou farcesques.


En tant que père d'une petite fille qui est à l'école en 5 minutes et à qui s'ouvrent tant de choix d'existence, je vois aussi dans la vie de Marie un destin assez exemplaire il est vrai de celui de ses contemporaines issues des zones rurales de moyenne montagne au début du siècle passé : en terme d'éducation, d'autonomie, de mobilité, les femmes n'allaient pas très loin, et pourtant elles devaient en voir, du pays ! Heureusement, les choses ont changé. Et quoiqu'elle n'ait pas manqué d'être heureuse et, sans doute, de vivre, dans sa montagne, intensément sa vie de femme travailleuse et de mère, je crois que la Muetti, qui a vu ce changement de donne en faveur de ses soeurs humaines, s'en réjouissait.


Stéphane et Fernand Montavon, 26.01.2021