PRÉ-TEXTE
Sophocle & l'histoire des Limiers
Sophocle nous est connu comme l’un des trois tragiques, aux côtés d’Eschyle et d’Euripide. Auteur, au cinquième siècle avant notre ère, d’environ cent vingt-deux pièces de théâtre, perdues pour la plupart, seules sept nous sont parvenues. Plus une. Les sept tragédies, d’une part, que la tradition a posées au fondement du canon classique, et un drame satyrique d’autre part, dont il ne reste que des fragments, découverts en Egypte en 1912, les Ikhneutai, en français : « les limiers ».
Débris
appartenant de surcroît à un genre non noble, ce texte a été à
ces deux titres négligé. Or le drame satyrique possède un lien
étroit, que l’histoire a disloqué, avec la tragédie : on avait
en effet coutume à Athènes de présenter à la suite trois
tragédies d’abord, puis un drame dont les figures étaient des
satyres, la série des quatre pièces étant jouée par les mêmes
acteurs. Il s’agissait, en concluant la performance théâtrale
avec une tragédie qui s’amuse, de conserver dans la cité une
place à Dionysos.
L'histoire
du génie d'Hermès nous est d'abord contée dans les Hymnes
homériques, avant que Sophocle ne s'empare de ce qui était déjà
une parodie d'épopée & ne la réduise encore, à l'occasion de
son drame satyrique intitulé Les Limiers, en une drôle de quête
qui s'achève en un moment d'écoute & de jouissance paniques –
ceci ayant fonction de retapant après les soirs tragiques.
L’intrigue
des Limiers de Sophocle est simple. Apollon a perdu ses vaches.
Contre leur liberté et de l’or, il envoie des satyres à la
recherche de son cher troupeau. Troublés par des traces indiquant
des lignes de fuite non congruentes, les satyres s’égarent à leur
tour dans la forêt. C’est alors qu’ils perçoivent un son
monstrueux qui aurait suffi à leur faire rebrousser chemin, si
n’avaient pesé décisivement dans la balance, et leur réputation
et leur liberté. Ils suivent le bruit jusqu’à parvenir devant une
caverne d’où s’échappe ce prodige sonore. Une nymphe alors en
sort, rien moins qu’effarouchée, avec laquelle les satyres
engagent un jeu de devinettes quant à l’origine du son. La nymphe
finit par avouer qu’elle est la nourrice d’Hermès, un bébé de
souche divine faisant de jour en jour des progrès vertigineux. C’est
lui qui frappant, grattant un instrument inconnu s'absorbe, au creux
de la roche, dans un solo inouï.
D'après
les Hymnes à Hermès, Apollon retrouve lui-même le voleur de son
troupeau : le monstre poupin qui a anéanti ses perles est présenté
comme l'inventeur d'un instrument dont le son charme, tiré d'une
carapace écurée et de boyaux, et qu'il joue avec un archet. Hermès
est un rejeton divin hyperdoué, voleur de feu & ambitionnant de
devenir le roi des bandits : il ravira avec sa lyre les oreilles de
tout le Panthéon. En échange de cette merveille, il obtient du dieu
des dieux, dont c'est désormais la prothèse obligée, jusqu'à la
permission de continuer d'accomplir toutes les audaces qu'il lui
plaira.
Sophocle
met l'accent sur l'écoute dérivante, plutôt que, dans la version
des Hymnes, sur la performance instrumentale: plutôt sur une écoute
aux aguets, terrifiée, ainsi que sur le questionnement de la cause
sonore, plutôt que sur le charme de la lyre. Il y ajoute une couche
de comique avec les personnages de satyres, chasseurs couards dont
l'affût les fait dériver longtemps & qui en prennent pour leur
grade : Hermès, avec sa chose-à-faire-un-boucan- d'enfer leur aura
coupé la flûte !
Les
Limiers réapparaîtront en 1925, sous la forme d’un opéra-ballet
«art déco», en un acte et trois tableaux, composé par Albert
Roussel sous le titre éloquent de Naissance de la lyre, d'après une
chorégraphie de Bronislava, la soeur de Nijinsky. Les Grecs et nos
érudits après eux ont analysé les Limiers & le mythe d'Hermès
comme l’invention de la musique et de la lyre. Nous tendons quant à
nous à y découvrir bien plutôt, au-delà de la fascination pour le
son acousmatique (dont la source n'est pas identifiée ou visible),
l’invention du règne du son et de ses paradoxes, en bref :
l’invention de l’écoute, de la sensation sonore et du bruitisme.
Repensé
dans une série tragique, ce drame satyrique vient balayer les affres
humaines & les discours au profit d’une conclusion ouverte,
dédiée à la sensation pure.
*
Quand,
par exemple, le monde des objets clairs et articulés se trouve
aboli, notre être perceptif amputé de son monde dessine une
spatialité sans choses. C'est ce qui arrive dans la nuit. Elle n'est
pas un objet devant moi, elle m'enveloppe, elle pénètre par tous
mes sens, elle suffoque mes souvenirs, elle efface presque mon
identité personnelle. Je ne suis plus retranché dans mon poste
perceptif pour voir de là défiler à distance les profils des
objets. La nuit est sans profils, elle me touche elle-même et son
unité est l'unité mystique du mana. […] Tout espace pour la
réflexion est porté par une pensée qui en relie les parties, mais
cette pensée ne se fait de nulle part. Au contraire c'est du milieu
de l'espace nocturne que je m'unis à lui.
– Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, 328
*
Les
Aiviliks disposent d'un vocabulaire d'une douzaine de termes pour
désigner les divers souffles du vent ou la contexture de la neige.
Et ils développent un vocabulaire étendu en matière d'audition et
d'olfaction. La vue est pour eux un sens secondaire en terme
d'orientation. "Un homme d'Anaktuvuk Pass, à qui je demandais
(Lopez) ce qu'il faisait quand il se trouvait dans un lieu nouveau,
me répondit: 'J'écoute.' C'est tout. 'J'écoute', voulait-il dire,
ce que ce lieu me dit. Je le parcours, tous mes sens aux aguets, pour
l'apprécier, bien avant de prononcer une parole." Dans leur
cosmologie, le monde a été créé par le son. (Pour Carpenter :) Là
où un Occidental dirait : "Voyons ce que nous avons entendu",
ils disent : "Ecoutons ce que nous voyons." Leur concept de
l'espace est mouvant et différent de la géographie close et
visuelle des Occidentaux, elle se prête aux changements radicaux
amenés par les saisons et la longueur de la nuit ou du jour, les
longues périodes de neige et de glace rendant caduque tout repère
visuel.
– David Le Breton, La Saveur du Monde, 2006, 24-25
*
1er
tableau, scène III.
Ils arrivent au pied de la grotte.
Ils arrivent au pied de la grotte.
Silène
: Ah ! Ce son inconnu qui m’enivre et me glace...
Les Satyres : Adieu nous te quittons.
Silène : Poltrons !
Les Satyres : Adieu nous te quittons.
Silène : Poltrons !
Les
Satyres : Eh ! Ma foi, si le coeur t’en dit, achève seul cette
corvée, garde pour toi la liberté rêvée, l’or de Phoebus et ce
troupeau maudit !
Silène
: Ne partez pas, je vous adjure, avant d’avoir, par un chant bien
rythmé, invité le démon, sous ce roc enfermé, à nous dévoiler
sa figure !
Les
Satyres : Ombre qui nous remplis de délice et d’effroi, mortel ou
dieu, berger ou roi, dis-nous ton nom, révèle-nous ton être !
–
Extrait de La
naissance de la lyre, opéra d’Albert
Roussel, 1923
*
Le
long escalier était encombré de femmes, assises l’une près de
l’autre, comme sur les gradins d’un amphithéâtre : elles
semblaient être là pour jouir de quelque merveilleux spectacle.
Elles riaient, parlaient entre elles à haute voix, mangeant des
fruits, ou fumant, ou suçant des bonbons, ou mâchant du
chewing-gum, les unes penchées en avant, les coudes appuyés sur les
genoux, le visage plongé dans leurs mains jointes, d’autres
renversées en arrière, les bras appuyés sur la marche supérieure;
d’autres encore légèrement penchées sur le côté. Toutes
criaient, s’appelaient, échangeaient des cris, des sons informes
plutôt que des mots, avec leurs compagnes assises plus bas ou plus
haut, ou avec le public hurlant des balcons et des fenêtres, noble
public de vieilles mégères échevelées, secouées par un grand
rire obscène, qui, de leurs bouches édentées, vomissaient des
„lazzi“ et des insultes.
– Kurzio Malaparte, La Pelle, 1949
Barnett
Newmann, The voice, 1950
*
Au
crépuscule j'allais sur la grande place au milieu de la ville, et ce
que j'y cherchais, ce n'étaient ni ses mille et une couleurs, ni
toute la vivacité qui y régnait, cela m'était familier, non, ce
que j'y cherchais, c'était un petit balluchon brun posé sur le sol
de la place et qui ne consistait, je ne dirais pas même en une voix,
mais en un seul son. C'était un bourdon allongé et bas :
« ä-ä-ä-ä-ä-ä-ä-ä ». Il ne grossissait pas, il ne
diminuait pas, mais jamais il ne cessait et, derrière l'entrelacs
d'appels et de cris dont résonnait la place, il restait perceptible.
C'était le plus immuable son de la place, celui qui, tout au long
d'une soirée et de soir en soir, demeurait toujours égal à
soi-même.
De
loin déjà je le guettais. Un trouble me guidait que je ne puis
expliquer. Dans tous les cas je me serais rendu sur la place, tant
elle recelait pour moi d'attractions, et jamais je ne doutais de la
retrouver avec toutes ses attributs. Je ne me faisais vraiment de
soucis que pour cette voix réduite à un seul son, située à la
frontière du vivant. La vie qu'elle produisait ne consistait qu'en
ce son unique. J'écoutais, curieux et plein d'angoisse, poursuivant
toujours mon chemin jusqu'à ce lieu, toujours le même, d'où
soudain je pouvais l'entendre, ainsi que le bourdonnement d'un
insecte :
« ä-ä-ä-ä-ä-ä-ä-ä »
Je
sentais comme un calme se répandre dans mon corps, et alors que mon
pas jusqu'ici avait été hésitant, maintenant je me dirigeais avec
détermination en direction du son. Je savais d'où il surgissait. Je
connaissais le petit balluchon brun sur le sol dont je n'avais jamais
rien vu qu'un morceau d'étoffe brute et brune. Je n'en avais jamais
vu la bouche d'où sortait le « ä-ä-ä-ä-ä-ä-ä-ä »,
ni l'oeil, ni la joue, ni aucune partie du visage. Je n'aurais même
pas pu dire si c'était le visage d'un aveugle ou bien s'il voyait
clair. L'étoffe brune et sale était tirée sur la tête comme un
capuchon et cachait tout. La créature – ce devait en être une –
était tapie par terre et tenait son dos courbé sous l'étoffe. En
fait de créature, il y avait là, à vrai dire, très peu. Ça
donnait l'impression d'être léger et faible, c'était tout ce qu'on
pouvait supposer. J'ignorais sa grandeur, car je ne l'avais jamais vu
dressé sur ses pieds. Ce qui se trouvait là à terre se tenait si
bas qu'on aurait pu trébucher dessus si d'aventure le son qu'il
produisait avait cessé. Jamais je ne le vit venir, jamais partir,
j'ignore si on l'amenait et le laissait, ou s'il venait là de ses
propres jambes.
La
place qu'il s'était choisie n'était rien moins que sûre. C'était
la partie la plus ouverte de la place, d'incessantes allées et
venues frôlaient de toutes parts le monticule d'étoffe. Lors des
soirs de grande activité il disparaissait parmi les jambes des gens,
et bien que je susse exactement où il se tenait et que j'entendisse
toujours la voix, j'étais bien en peine de le trouver. Mais quand
les gens s'en allaient, il était à son poste et y demeurait, tandis
que la place s'était partout vidée. Dans l'obscurité ensuite, il
restait là, par terre, abandonné tel un vieil habit très sale dont
quelqu'un aurait voulu se débarrasser et avait laissé choir en
plein dans la foule, afin de ne point attirer l'attention. Mais
maintenant la foule s'était dispersée et le balluchon se tenait là
allongé, seul. Je n'attendais jamais qu'il se fût levé ou qu'on le
vînt chercher. Je m'éloignais dans l'obscurité avec un sentiment
d'angoisse où se mêlaient l'impuissance et la fierté.
L'impuissance
en question, c'était la mienne : je sentais que
n'entreprendrais jamais rien pour découvrir le secret du balluchon.
Sa forme m'effrayait, mais comme je ne pouvais lui en donner une
autre, je le laissais ainsi là, par terre. Quand je m'en approchais,
je m'efforçais de ne pas trébucher dessus, comme si j'avais pu le
blesser ou le mettre en danger. Chaque soir il était là, et chaque
soir mon coeur restait suspendu quand je croyais avoir levé le son,
et suspendu encore quand je le tenais. Son chemin jusqu'à la place
et son départ m'étaient encore plus sacrés / précieux que les
miens. Je ne suivais pas sa trace et je ne savais donc pas où il
disparaissait pour le reste de la nuit et du jour suivant. Il était
quelque chose de très singulier, et peut-être lui-même se
tenait-il pour singulier. Je me sentais parfois tenté de toucher le
capuchon du doigt – il devrait le remarquer, et peut-être
possédait-il un deuxième son avec lequel il répondrait à mon
geste. Or cette tentation se perdait toujours au profit de mon
impuissance.
J'ai
dit qu'un autre sentiment m'angoissait quand je quittais la place, la
fierté. J'étais fier du balluchon, parce qu'il vivait. Ce qu'il
pensait, tandis qu'il respirait ici, si bas parmi les Hommes, je ne
le saurais jamais. Le sens de son appel devait me rester obscur comme
tout son être. Mais il vivait et chaque jour, à son heure, il était
de retour. Je ne le voyais jamais ramasser une des pièces de monnaie
qu'on lui avait jetées, on lui en jetait peu, jamais il n'y avait au
sol plus d'une ou deux pièces. Peut-être ne possédait-il pas de
bras pour saisir les pièces. Peut-être ne possédait-il pas de
langue pour transformer le « l » en « Allah »,
et ainsi le nom de Dieu lui sortait raccourci en « ä-ä-ä-ä-ä ».
Mais il vivait, et avec un zèle et une opiniâtreté sans pareil il
produisait son unique son, le répétait des heures durant, jusqu'à
ce qu'il soit devenu le seul son sur la vaste place, le son qui
survivait à tous les autres.
– L'invisible, Elias Canetti, Die Stimmen von Marrakech, 1968 (trad. SM)